Après une khâgne à Bordeaux, Paul Vignaux est reçu à l’École Normale Supérieure (ENS) en 1923. En 1927, il est major à l’agrégation de philosophie (ce qui, dans une France encore marquée par les conflits entre l’Église et l’État, lui vaut d’être célébré par l’Écho paroissial de Saint-Malo…).
De 1934 à 1976, il est directeur d’études à l'EPHE. Il contribue, aux côtés d’Henry Corbin et de Georges Vajda, à la création, au CNRS, du Centre d’Etudes des Religons du Livre, et préside la section des sciences religieuses.
Philosophie et théologie médiévales : successeur d’Étienne Gilson, il renouvelle l’approche de la philosophie médiévale, sensible à ce qu’il nommait sa « diversité rebelle ». Vignaux est à la recherche du rare et du singulier. Il privilégie la forme brève de l’article et de la communication savante, et n’a jamais laissé de grand livre synthétique sur l’ensemble de la philosophie médiévale. Il part des textes les plus singuliers et n’aborde que rarement les synthèses. Il insiste sur le fait qu’on ne peut pas extrapoler à tout un auteur à partir d’un texte, ni à toute une période à partir d’un auteur. Il préfère donc la mise en série de singularités étudiées à fond à la généralisation hasardeuse.
Vignaux choisit comme objet d’étude principal la théologie franciscaine du XIVe siècle, période encore plus méconnue que les XIIe et XIIIe siècles. Grand spécialiste de Duns Scot, il attire l’attention sur des théologiens récemment redécouverts, comme Pierre d’Auriole, Grégoire de Rimini, François de Meyronnes et Jean de Ripa. Depuis ses premiers travaux sur Duns Scot, il insiste toujours sur le rationalisme des auteurs qu’il analyse ainsi que sur l’humanisme chrétien qui les inspire. Depuis son premier ouvrage, Justification et prédestination, il cherche à mettre au premier plan l’intérêt philosophique de textes théologiques majeurs, traitant notamment du salut et de la grâce. L’un principaux des soucis de Vignaux est de montrer, d’une manière scientifique, la continuité entre Luther et la théologie du XIVe siècle, en-deçà de la coupure historiographique Moyen Âge / modernité et de toute rupture confessionnelle. Brochant sur une remarque de Duns Scot, Vignaux oppose d’ailleurs, à une étude abstraite de la raison dans son essence, une histoire des états de la raison, c’est-à-dire de la rationalité finie, incarnée et faillible.
Néanmoins, ses thèmes et ses auteurs de prédilection sont des sondages qui laissaient affleurer une réflexion d’ensemble beaucoup plus générale. Sa Philosophie au Moyen âge, parue en 1938, reste l’une des meilleures introductions à la philosophie médiévale, toujours utile aujourd’hui. P. Vignaux se distingue aussi par une attention extrême portée à la méthode historique. Dans les années 1970, en relation avec son ami Henry Duméry, il propose de considérer les auteurs médiévaux du point de vue de la « philosophie de la religion ». On peut regretter cette orientation qui l’a conduit à négliger le phénomène d’autonomisation de la faculté des arts, donc la naissance d’une rationalité philosophique distincte de la rationalité théologique. Quoi qu’il en soit, sous la diversité rebelle et la singularité historique qu’il a mises en évidence, Paul Vignaux permet d’atteindre une continuité intellectuelle et structurale dans laquelle pourront s’inscrire d’autres histoires philosophiques du Moyen Âge, celles de ses élèves et successeurs.
- Justification et prédestination au XIVe siècle. Duns Scot, Pierre d’Auriole, Guillaume d’Occam, Grégoire de Rimini, Paris : Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Paris, 1934 (réimpression Parsi : Vrin, 1981).
- Luther Commentateur des Sentences (Livre I, Distinction XVII) (“Études de philosophie médiévale” 20), Paris, 1935.
- La Pensée au Moyen Age, (“Collection Armand Colin, Section de Philosophie” 207), Paris 1938 ; deuxième édition : Philosophie au Moyen Age, Paris, 1958 ; troisième édition : Philosophie au Moyen Age, Précédé d’une Introduction nouvelle et suivi de « Lire Duns Scot aujourd’hui », Castella, Albeuve, 1987 ; quatrième édition, Philosophie au Moyen Age, Précédé d’un Introduction autobiographique et suivi de « Histoire de la pensée médiévale et problèmes contemporains », édités, présentés et annotés par R. Imbach, Paris : Vrin, 2004.
- Traditionalisme et syndicalisme. Essai d’histoire sociale (1884-1941), Edition de la maison française, New York, 1943.
- France, prends garde de perdre ton âme. (Cahiers du Témoignage chrétien). Extraits choisis et commentés par Paul Vignaux. Avant-propos de Jacques Maritain, Édition de la Maison française, New York, 1943.
- Nominalisme au XIVe siècle, Montréal, 1948 (réimpression Vrin, Paris, 1984).
- Manuel de Irujo: ministre de la République dans la guerre d'Espagne, 1936-1939 (Beauchesne, Paris, 1986).
- Les comptes rendus de séminaires à l’EPHE sont repris dans Paul Vignaux, citoyen et philosophe (sous la dir. d'O. Boulnois, voir "volumes d'hommage").
- Pour les travaux de Paul et Georgette Vignaux, dans le domaine philosophique comme dans le domaine politique et syndical, voir la bibliographie complète dans Paul Vignaux, citoyen et philosophe.
Vignaux a suivi de près les évolutions du catholicisme contemporain et de l’histoire politique et sociale du XXe siècle.
En 1923, il est membre du comité national de l’Association Catholique de la Jeunesse Française (ACJF). À partir de 1927, il milite à la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC). Il rend compte dès 1929 des « Semaines sociales de France» dans la revue Politique, dont il devient membre du comité de rédaction en 1930 : on y lit des analyses sur Marx, Bergson, Georges Sorel et même une allusion aux « travaux suggestifs » de Heidegger. On ne lui connaît pas d’appartenance à un parti, mais ses sympathies vont à la gauche radicale, très présente dans son Sud-Ouest natal. Cet engagement est indissociable de celui de son épouse Georgette, « compagne dès le premier jour dans l’engagement de l’auteur » (Présentation de Manuel de Irujo…, p. 9), elle-même autrice de nombreux articles dans les mêmes revues, et d’un livre sur la théologie de l’histoire du théologien luthérien américain Reinhold Niebuhr.
Militant à la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC), il est dès 1934 membre de son institut de formation. Il participe en 1937 à la création d’un syndicat universitaire laïque affilié à la CFTC (ce qui n’allait pas de soi dans une ambiance encore anti-cléricale), le Syndicat Général de l’Education Nationale (SGEN), qu’il dirigera de 1949 à 1970 : l’un de ses objectifs majeurs est la création d’une « École unique » (supprimant la barrière de classe entre le lycée et le primaire) – Vignaux l’appelle de ses vœux depuis 1924 ! À ce titre, Vignaux critique la Confédération Générale du Travail (CGT, communiste), refuse la main tendue des staliniens chrétiens (Roger Garaudy), mais aussi celle du Mouvement Républicain Populaire (MRP), et accorde son soutien à Pierre Mendès-France en 1954.
Lucide face à la montée du fascisme, il consacre de nombreux articles à la guerre d’Espagne, où il se montre acquis à la cause des républicains espagnols et conscient des divisions que la question espagnole provoque chez les catholiques français. Après la défaite de 1940, il se réfugie en zone non-occupée (à Toulouse), et organise la résistance de la CFTC au régime de Vichy, en lien avec Mgr Saliège et avec d’autres forces syndicales et politiques, semant aussi (à Lyon et à Vichy) les germes d’une résistance politique. Il quitte finalement la France en juin 1941, à la fois pour se mettre à l’abri du régime de Vichy et pour aller chercher une aide syndicale américaine à la résistance syndicale française. Il enseigne alors à New York dans ce qu’on appelait l’École libre des Hautes Éhttp://prosopo.ephe.psl.eu/Jean-Robert-Armogathe/tudes. Il y rédige un bulletin hebdomadaire de liaison avec la résistance en France (France speaks).
De retour en France après la guerre, il défend la laïcité au sein du syndicalisme, fondant le groupe « Reconstruction » qui est à l’origine de la déconfessionnalisation syndicale, et donc de la scission menant de la CFTC à la CFDT en 1964. En même temps qu’à cette laïcisation de l’engagement syndical des chrétiens, Vignaux a puissamment contribué à la renaissance d’un socialisme démocratique. Il se distingue par son atlantisme et son anti-communisme.
Intellectuel engagé, attentif aux débats contemporains, critique face au marxisme, il fonde, aux côtés d’Henri-Irénée Marrou (ami depuis les années à l’ENS) et de Charles Pietri (son successeur à la tête du SGEN), deux spécialistes de l’antiquité tardive, une revue de culture et d’histoire du christianisme, les Quatre fleuves.
Il ne recherchait ni les honneurs, ni la célébrité. Comme le montre l’ouvrage séminal, La philosophie franciscaine, son engagement laïc et syndical, ainsi que sa rigueur d’historien et de philosophe, étaient pour lui deux formes de fidélité à sa foi.
O. Boulnois (éd.), Paul Vignaux, citoyen et philosophe (1904-1987), suivi de Paul Vignaux, 'La philosophie franciscaine' et autres documents inédits, Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Sciences religieuses, Brepols : Turnhout, 2013. Ce volume rassemble les communications données à un colloque d’hommage organisé par J.-R. Armogathe et O. Boulnois ; on y trouvera des articles inédits et un livre inédit, La philosophie franciscaine, confisqué par la bureaucratie de la Gestapo.
J. Jolivet, Z. Kaluza, A. de Libera (éd.), Lectionum varietates. Hommage à Paul Vignaux (1904-1987), Paris : Vrin, 1991.
Paul Vignaux, un intellectuel syndicaliste, Paris : Syros, 1988.
A. de Libera, « Les études de philosophie médiévale en France d’Étienne Gilson à nos jours », in R. Imbach et A. Maierù (éd.), Gli studi di filosofia medievale fra Otto e Novecento. Contributo a un bilancio storiografico, Rome, 1991).
R. Imbach « Paul Vignaux, syndicaliste et historien de la philosophie », en introduction à la quatrième édition de Philosophie au Moyen Age (Paris, 2004).